PARTIE I
Anamorphoses politiques
Anamorphoses politiques
Cette premiĂšre partie de lâouvrage examine lâĂ©volution du Canada français par le biais de lâexpĂ©rience de quelques premiers ministres du QuĂ©bec. Lâobjectif nâest ni de les cĂ©lĂ©brer ni de les abominer, mais dâidentifier dans leur pĂ©riode au pouvoir certains moments privilĂ©giĂ©s, des grands ajustements Ă lâĂ©volution du contexte mondial, et les forces qui les sous-tendent.
Pour ces hommes dâaction, tout se passe en temps rĂ©el.
Maurice Duplessis, le tandem Lesage-LĂ©vesque, Daniel Johnson et Robert Bourassa vivent des expĂ©riences diffĂ©rentes : ils Ă©voluent dans des contextes Ă©conomiques florissant, effervescent, ombrageux et difficile respectivement ; dans des mondes sociopolitiques contrastĂ©s aussi : prospĂ©ritĂ© en contexte stable, Ă©tatisme triomphant, puis essoufflement et tensions sociales en fin de pĂ©riode. Dans le cas de Robert Bourassa, qui reviendra au pouvoir dans les annĂ©es 80, il vivra dans ses divers mandats des conditions difficiles mais trĂšs diffĂ©rentes. Chacun va dĂ©velopper une stratĂ©gie selon son esprit au sein dâenvironnements bien diversement caractĂ©risĂ©s.
Dans le cas de Duplessis, ce qui frappe est le double contraste entre les faits et les perceptions, et entre son rĂšgne et la pĂ©riode qui a suivi : Pourquoi cet Ă©cart entre une performance Ă©conomique relativement forte et les Ă©tiquettes de « grande noirceur » ? Pourquoi cette unanimitĂ© Ă condamner des annĂ©es 50 florissantes et Ă cĂ©lĂ©brer des annĂ©es 60 aux succĂšs douteux ? Et se pourrait-il quâon ait mal regardĂ© et mal compris ?
LâexubĂ©rance des annĂ©es 60 est bien saisie par lâĂ©popĂ©e dâHydro-QuĂ©bec : lâĂtat propulsif entre en scĂšne par effraction. Câest lâĂ©poque des grands projets et des grandes rĂ©formes. On voit les avantages de ces actions Ă court terme, mais on ne voit pas toujours les impacts Ă plus long terme de la nouvelle logique bureaucratique enclenchĂ©e. MĂȘme si notre attention sera ici retenue par une seule de ces initiatives â la plus cĂ©lĂ©brĂ©e â, elle a valeur exemplaire, et sert bien de rĂ©vĂ©lateur de ce qui a Ă©tĂ© le tonus de cette pĂ©riode.
Daniel Johnson hĂ©rite dâune socio-Ă©conomie essoufflĂ©e et diffractĂ©e. Il sera fort peu de temps au pouvoir, mais Ă©laborera les fondements dâune troisiĂšme voie entre lâEtat propulsif et lâEtat minimal.
Quant au rĂ©gime Bourassa (en deux Ă©tapes dans les annĂ©es 70 et dans les annĂ©es 80), il va se dĂ©finir de maniĂšre bien diffĂ©rente dans chacun de ces segments, surtout parce que les contextes de crise vont grandement diffĂ©rer. Bourassa I demeurera obnubilĂ© par lâĂtat levier et les grands projets dans la foulĂ©e des annĂ©es 60, sans pourtant rĂ©vĂ©ler la conviction profonde quâon peut procĂ©der ainsi sur tous les fronts ; Bourassa II fera montre de la mĂȘme hĂ©sitation face aux coups de barre Ă donner pour assainir les finances publiques aprĂšs des dĂ©cennies dâorgie fiscale.
CHAPITRE 1
Maurice Duplessis et la croissance Ă©conomique
« Nous avons mal regardé. Nous avons mal écouté ».
âGilles Vigneault
Il y a une contradiction Ă©trange dans les travaux sur la pĂ©riode Duplessis, entre le jugement trĂšs sĂ©vĂšre quâa portĂ© toute une gĂ©nĂ©ration de spĂ©cialistes de sciences humaines du QuĂ©bec sur cette Ăšre de « grande noirceur », et lâaccord presque unanime sur le fait que le QuĂ©bec a suivi un sentier de croissance Ă©conomique tout Ă fait comparable Ă celui des autres rĂ©gions du continent nord-amĂ©ricain au cours de cette pĂ©riode. Des douzaines dâouvrages ont accusĂ© Duplessis et le duplessisme dâavoir « retardĂ© » le dĂ©veloppement Ă©conomique du QuĂ©bec, alors que le taux de croissance de la production est Ă peu prĂšs le mĂȘme au QuĂ©bec et en Ontario entre 1870 et la fin des annĂ©es 50 (Raynauld, 1961).
Un autre contraste tout aussi surprenant est celui qui existe entre la reprĂ©sentation triomphante de la RĂ©volution tranquille et la dĂ©tĂ©rioration relative de la situation Ă©conomique du QuĂ©bec qui a commencĂ© Ă la fin des annĂ©es 60 et sâest accentuĂ©e au fil des dĂ©cennies aprĂšs.
Se pourrait-il donc que lâon ait Ă©tĂ© indĂ»ment sĂ©vĂšre Ă lâendroit du rĂ©gime Duplessis et trop complaisant pour le rĂ©gime Lesage qui a suivi aprĂšs un court intĂ©rim ?
Lâhistoriographie rĂ©cente a commencĂ© Ă prĂ©senter une version moins manichĂ©enne de lâexpĂ©rience quĂ©bĂ©coise de lâaprĂšs-Seconde Guerre mondiale (Couture, 1991 ; Dion, 1993 ; Bourque et al., 1994). On nâen est donc plus Ă devoir rescaper Duplessis ou dĂ©classer Lesage. Le temps est plutĂŽt aux explications.
Pourquoi, malgré ses faiblesses, est-ce que la stratégie Duplessis a bien fonctionné ? et pourquoi, malgré ses promesses, est-ce que la stratégie Lesage a mal tourné ?
Nous tenterons dâabord (1) de mettre au dossier quelques constats sur lesquels lâaccord semble ĂȘtre fait, avant (2) de suggĂ©rer une hypothĂšse qui pourrait expliquer ces observations ; ensuite, nous tenterons (3) de montrer dâune maniĂšre prĂ©liminaire que cette hypothĂšse est plausible avant de lâĂ©tayer, dâune maniĂšre indirecte et oblique, en faisant appel Ă certaines mesures de dĂ©capitalisation sociale dans la pĂ©riode plus rĂ©cente qui pourraient expliquer certains Ă©checs ultĂ©rieurs.
Les faits stylisés
A. Il est trĂšs difficile de trouver un point dâinflexion autour de 1960 dans le sentier de croissance du produit intĂ©rieur brut en termes rĂ©els du QuĂ©bec exprimĂ© en Ă©chelle semi-logarithmique. Entre 1945 et 1974, le taux de croissance quĂ©bĂ©cois est un peu au-dessous des 5 % lâan avec des signes de ralentissement dans la fin des annĂ©es 60. Dans les quinze annĂ©es qui vont suivre, le taux de croissance tombe presque de moitiĂ©, avant de sâaplatir encore et de frĂŽler le zĂ©ro au tournant des annĂ©es 90.
Non seulement le taux de croissance ralentit dans lâaprĂšs-RĂ©volution tranquille, mais il a chutĂ© beaucoup plus rapidement quâen Ontario. De plus, il y a eu chute dramatique dans les annĂ©es 60 de lâinvestissement privĂ© per capita au QuĂ©bec par rapport Ă ce qui se passait en Ontario. En fait, la productivitĂ© de lâĂ©conomie canadienne dans son ensemble (dont lâOntario et le QuĂ©bec constituent la trĂšs grande part) a Ă©tĂ© dans le peloton de queue des pays de lâOrganisation de coopĂ©ration et de dĂ©veloppement Ă©conomiques (OCDE). Sur les 24 pays de lâOCDE, le Canada est classĂ© au 22e rang quant Ă la croissance de la productivitĂ© entre 1960 et 1990.
B. Ces indicateurs macroscopiques peuvent ĂȘtre trompeurs. DĂ©jĂ , dans les annĂ©es 40, le QuĂ©bec Ă©tait un espace Ă©conomique morcelĂ© ; les diffĂ©rences se sont creusĂ©es encore aprĂšs (Paquet, 1984, 1991). Dans les annĂ©es 50, entre MontrĂ©al et les rĂ©gions, on note des diffĂ©rences de revenu par personne de lâordre de 20 % Ă 40 %; lâĂ©cart entre les revenus annuels moyens des travailleurs unilingues francophones et anglophones frise les 30 % ; 40 % de lâindustrie quĂ©bĂ©coise est sous contrĂŽle Ă©tranger et un autre 40 % sous contrĂŽle anglo-canadien. On continue Ă avoir un QuĂ©bec Ă plusieurs vitesses : MontrĂ©al avec un niveau de vie qui se rapproche de celui de lâOntario, ensuite, pour certains MontrĂ©alais, un niveau de vie luxueux, puis le reste de la province avec un niveau de vie qui se rapproche de celui des provinces de lâAtlantique (Parenteau, 1956).
A partir du milieu des annĂ©es 60, on va commencer Ă reconnaĂźtre pleinement que lâespace Ă©conomique quĂ©bĂ©cois nâest pensable que par morceaux. Le dĂ©bat sur le dĂ©clin Ă©conomique de MontrĂ©al, dont on parlera beaucoup Ă lâĂ©poque Johnson, va exhausser la vision dâun QuĂ©bec fracturĂ© : chaque portion donnant voix Ă son malaise et Ă sa colĂšre. Ce qui plus est, il y a un important dĂ©cin des solidaritĂ©s. En bout de piste, dans LâActualitĂ© (LisĂ©e, 1992), le portrait quâon fait du QuĂ©bec francophone est saisissant : le QuĂ©bec est au sommet de la pyramide de la postmodernitĂ©.
C. Il y a dĂ©rive sur le terrain des rĂ©alitĂ©s mais aussi dans le thĂ©Ăątre des reprĂ©sentations et du discours. Les travaux importants de Bourque et Duchastel ont rĂ©vĂ©lĂ© une sociĂ©tĂ© libĂ©rale des annĂ©es 50 qui avait clairement conscience de ses fondements et de sa dĂ©rive. Mais ils ont aussi montrĂ© les particularismes qui dĂ©finissent lâidentitĂ© quĂ©bĂ©coise fragmentĂ©e (Bourque et Duchastel, 1996).
Ces travaux ont rĂ©vĂ©lĂ© que la pĂ©riode des annĂ©es 50 a Ă©tĂ© non seulement moins statique quâon lâavait supposĂ©, mais encore que le gouvernement Duplessis avait une stratĂ©gie claire et nette dâun Ătat libĂ©ral.
Choisissant dĂ©libĂ©rĂ©ment dâagir en complĂ©mentaritĂ© avec lâĂtat interventionniste keynĂ©sien, qui est la norme au Canada aprĂšs 1945 et au QuĂ©bec aprĂšs 1960, cet Ătat libĂ©ral quĂ©bĂ©cois dâavant 1960 peut ĂȘtre assimilĂ© Ă un laisser-faire nonchalant construit sur une reprĂ©sentation tronquĂ©e de la rĂ©alitĂ©. Câest pourtant faux. Plus plausiblement, on peut suggĂ©rer quâil sâagit plutĂŽt dâune stratĂ©gie dâĂtat prudent, dâĂtat stratĂšge, qui se dĂ©finit en complĂ©mentaritĂ© avec les actions du monde des affaires et de lâĂtat fĂ©dĂ©ral.
On compte explicitement sur le monde des affaires pour servir de moteur Ă lâĂ©conomie et sur lâĂtat fĂ©dĂ©ral pour dĂ©finir et soutenir les grands pans de lâintervention keynĂ©sienne aux plans Ă©conomique et social. LâĂtat quĂ©bĂ©cois se donne seulement un rĂŽle de modulation et introduit le cas Ă©chĂ©ant bĂ©mols et diĂšses dans les grands dossiers. Mais il intervient directement et fermement pour dynamiser les zones oubliĂ©es (sous-rĂ©gions, zones agricoles, zones pĂ©riphĂ©riques) quand il sâavĂšre que lâintervention est nĂ©cessaire. La position de Daniel Johnson sera dâailleurs en continuitĂ© complĂšte avec celle de Duplessis.
Explication
LâĂ©conomie quĂ©bĂ©coise est une petite Ă©conomie ouverte, dĂ©pendante et balkanisĂ©e. La trajectoire de sa croissance Ă©conomique, tant avant 1960 quâaprĂšs, dĂ©pend largement de facteurs exogĂšnes. Les mĂȘmes facteurs (comme le rapport Paley aux Ătats-Unis et lâinvestissement direct dans lâexploitation des ressources naturelles canadiennes qui a suivi) ont eu des impacts parallĂšles sur lâOntario et le QuĂ©bec dans les annĂ©es 50. De mĂȘme, les chocs pĂ©troliers des annĂ©es 70 ont aussi eu des impacts connexes sur ces deux Ă©conomies.
Cependant, une portion des différentiels de croissance entre les deux régions est attribuable aussi à certains aléas géotechniques qui peuvent servir mieux ou moins bien une économie régionale dans des temps donnés, et à certaines différences dans les institutions.
Ainsi, le meilleur accĂšs au charbon pour lâOntario, dans la premiĂšre rĂ©volution industrielle (fondĂ©e sur le charbon et lâacier) avant la Seconde Guerre mondiale, et lâaccĂšs Ă lâhydro-Ă©lectricitĂ© Ă meilleur compte pour le QuĂ©bec, dans la seconde vague dâindustrialisation (basĂ©e sur les mĂ©taux non ferreux et lâĂ©lectricitĂ©), expliquent une bonne partie des Ă©carts de croissance (Faucher, 1970 ; Armstrong, 1984).
Sans un inventaire complet de ces facteurs exogĂšnes, il est Ă©videmment aventureux de prĂ©sumer quâil reste un diffĂ©rentiel inexpliquĂ© attribuable aux diffĂ©rences dans les institutions. Cependant, il apparaĂźt raisonnable de suggĂ©rer que les grands paramĂštres exogĂšnes ou gĂ©otechniques nâexpliquent pas tout.
Les travaux rĂ©cents sur la croissance Ă©conomique (toutes tendances idĂ©ologiques et thĂ©oriques confondues) semblent converger pour souligner lâimportance explicatrice des institutions, du capital social et des politiques gouvernementales (Fukuyama, 1995 ; The Economist, 1996 ; Olson, 1996 ; Paquet, 1996). Câest sous cette rubrique gĂ©nĂ©rale que certains ont inscrit le facteur Duplessis comme Ă©tant Ă la source du retard de lâĂ©conomie quĂ©bĂ©coise.
Or, dâune part, le parallĂ©lisme entre la performance du QuĂ©bec et celle de lâOntario pour la pĂ©riode Duplessis fait que le rĂ©sidu de performance relative nĂ©gative qui serait attribuable aux mĂ©faits de Duplessis et du duplessisme est difficile Ă dĂ©tecter. En fait, il se pourrait bien quâil sâagisse dâun ĂȘtre de raison. Dâautre part, les difficultĂ©s relatives de lâĂ©conomie quĂ©bĂ©coise de lâaprĂšs-RĂ©volution tranquille, qui, elles, sont assez faciles Ă dĂ©tecter, sont tout aussi troublantes, en ce sens que le rĂ©gime Lesage, auquel on a attribuĂ© toutes sortes dâeffets bĂ©nĂ©fiques, est aussi un facteur liĂ© aux institutions, au capital social et aux politiques gouvernementales qui sâest traduit par un effet de ralentissement Ă©conomique.
Notre hypothĂšse suggĂšre quâon peut expliquer une portion des succĂšs dâavant 1960 et des dĂ©boires dâaprĂšs 1960 en faisant appel Ă la notion de capital social.
On ne reconnaĂźt pas toujours lâimportance du capital social Ă la Coleman (1988) dans lâexplication de la croissance Ă©conomique. Il sâagit dâun concept qui est prĂ©sentĂ© en parallĂšle avec les notions de capital physique, capital financier et capital humain, comme incarnĂ© dans un ensemble de relations sociales qui facilitent lâinteraction des personnes et des autres acteurs socio-Ă©conomiques et donc la crĂ©ation de valeur ajoutĂ©e. Ce capital associatif est construit sur lâimportance des obligations rĂ©ciproques et des rĂ©seaux, qui sont dâune importance centrale dans la production de la confiance, la concrĂ©tisation des anticipations et la gĂ©nĂ©ration de normes et valeurs susceptibles de rĂ©soudre les problĂšmes associĂ©s Ă la sous-production de biens collectifs, qui nĂ©cessite une certaine coopĂ©ration.
Ce capital social Ă©merge de la structure sociale et donc va fleurir dans les processus de socialisation â la famille, lâĂ©cole, la communautĂ© â, mais il sâincarne aussi dans un ensemble de normes, de conventions, etc., qui dĂ©finissent le tissu associatif de la sociĂ©tĂ©.
Les travaux de Banfield, Hirsch, Granovetter et de Putnam ont montrĂ© Ă lâĂ©vidence que le capital communautaire sert de point dâancrage et de support pour lâĂ©conomie, et que lâabsence de ce capital communautaire est Ă la source de nombreuses difficultĂ©s Ă©conomiques (Banfield, 1958 ; Hirsch, 1976 ; Granovetter, 1985 ; Putnam, 1993).
Il sâagit dâailleurs de propositions qui, comme le rappelle Hirsch (1976 : 137), Ă©taient dĂ©jĂ soulignĂ©es par Adam Smith au 18e siĂšcle. Lâenracinement communautaire traditionnel, loin dâĂȘtre nĂ©cessairement un handicap, sert Ă garder sous contrĂŽle les dĂ©lires du libĂ©ralisme sauvage, et est Ă lâorigine de « la contrainte innĂ©e issue de la morale, de la religion, de lâusage et de lâĂ©ducation1» (Smith).
Lâobstination Ă prĂ©senter le bagage institutionnel et culturel traditionnel des QuĂ©bĂ©cois et des Canadiens français comme une source de ralentissement Ă©conomique, et Ă conclure que le dĂ©lestage de ces institutions a constituĂ© un progrĂšs vers la modernitĂ© pourrait donc bien ĂȘtre mal inspirĂ©e. Il se pourrait que ce soit seulement un dĂ©rapage vers une absolutisation malheureuse du marchĂ© et de lâĂ©tat (Durocher et Linteau, 1971) alors que le capital communautaire traditionnel des QuĂ©bĂ©cois pourrait les avoir bien servis (Paquet 1980-1981, 1989c).
Une meilleure apprĂ©ciation de lâimportance du capital communautaire comme soubassement de lâappareil Ă©conomique pourrait donc aider Ă rĂ©soudre les paradoxes soulevĂ©s dâentrĂ©e de jeu dans ce texte. Il est en effet possible (1) que ce soubassement ait pu contribuer de maniĂšre importante Ă la croissance Ă©conomique dans la pĂ©riode Duplessis et (2) que lâĂ©rosion et la dilapidation du capital communautaire perpĂ©trĂ©es par la RĂ©volution tranquille (dans ses ardeurs pour liquider tout lâacquis construit autour des pĂŽles que sont la famille, la communautĂ© et la religion) aient pu jouer un rĂŽle nĂ©gatif en affaiblissant les communautĂ©s dâaction et de signification dans le rĂ©gime en place, lâĂ©conomie et la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coises.
Plausibilité
Il est fort difficile de calibrer quantitativement lâimportance du capital social sur la croissance Ă©conomique et celle de lâĂ©rosion du capital social comme source des difficultĂ©s Ă©conomiques. Putnam a fait une Ă©tude longitudinale du cas italien sur des dĂ©cennies et nâa pas convaincu tout le monde. Ses travaux sur la dĂ©capitalisation sociale rĂ©cente aux Ătats-Unis ne font pas lâunanimitĂ© non plus (Putnam, 1995, 1996).
Dans le cas du QuĂ©bec, il ne fait aucun doute que la sociĂ©tĂ© civile quĂ©bĂ©coise Ă©tait tricotĂ©e plus serrĂ©e autrefois quâelle ne lâest maintenant. LâĂtat, prenant tellement plus de place au moment de la RĂ©volution tranquille, a dĂ©placĂ© lâordre institutionnel antĂ©rieur. Il est toutefois difficile de faire la dĂ©monstration de lâimportance relative de facteurs comme la disparition de la famille et de la religion en tant que supports du capital social dans lâexplication du ralentissement Ă©conomique.
Dans les analyses des annĂ©es 50 Ă la Trudeau, tout cet appareil dâinstitutions traditionnelles est dĂ©criĂ© et dĂ©considĂ©rĂ© systĂ©matiquement (Trudeau, 1956). Il en est de mĂȘme de la PME : on mesure notre taille Ă©conomique Ă la seule participation Ă la grande entreprise et on nĂ©glige la vie Ă©conomique qui grouille au ras du sol. Cet aveuglement empĂȘche de reconnaĂźtre Ă cet ordre institutionnel sa dynamique propre et son coefficient porteur de croissance Ă©conomique.
De plus, lâĂtat modeste et libĂ©ral, qui laisse place Ă la sociĂ©tĂ© civile, ne craint pas de sâassocier au monde des affaires Ă lâĂšre Duplessis. Si on dĂ©nonce facilement et avec raison les excĂšs auxquels ces rapports ont pu donner lieu, on ne reconnaĂźt pas le caractĂšre crĂ©ateur de ces rapports de collaboration gouvernement-entreprise. Dâautres, tout en admettant lâimportance de la jonction entre le gouvernement Duplessis et le monde des affaires quĂ©bĂ©cois, sous-estiment considĂ©rablement son impact et son support pour le capital francophone, surtout celui qui se trouve en rĂ©gion. Câest que ce capital excentrique et financiĂšrement vulnĂ©rable est systĂ©matiquement dĂ©considĂ©rĂ© par rapport au grand capital : il suffit de dire que les firmes quĂ©bĂ©coises sont de taille infĂ©rieure...