Remerciements
Avant tout, je tiens à remercier Jean-Pierre Blachon et Bernard Mathys qui m’ont littéralement ouvert la porte vers le monde de Grotowski et sans lesquels toute cette aventure n’aurait pas eu lieu et le cours de ma vie aurait été tout autre.
Je remercie Barbara Rodowicz pour l’émouvante photographie de Jacek Zmysłowski.
Je remercie tous ceux qui m’ont fourni des informations précieuses à la construction de ce texte : Jairo Cuesta, Ludwik Flaszen, François Liège, Teo Spychalski, Stefano Vercelli, Magda Złotowska, et d’une manière particulière Carla Pollastrelli qui m’a épargné certaines erreurs.
Je remercie mes amis Elena Sternai, Benedetto Saraceno et Pierre Guicheney, mes premiers lecteurs, qui m’ont soutenu et conseillé dans cette entreprise.
Je remercie Mario Biagini et Thomas Richards pour la franchise et la conviction de leurs questions : elles m’ont touché et stimulé.
Je remercie Lise Causse et Josette Delluc pour leur attention aigüe à la correction du texte français et Humberto Brevilheri pour son aide fondamentale dans la traduction du texte portugais.
Je remercie enfin mes amis, les professeurs Tatiana Motta Lima et Antonio Attisani, pour leurs encouragements et leur compréhension, et bien sûr pour leur contribution écrite et technique à ce livre.
Avant-propos
La variété des sujets intéressant Grotowski, son goût presque romanesque pour le secret et l’aventure, sa soif de connaissance de l’homme et du divin, sa pointilleuse discrétion à l’égard du travail et de la sphère privée de la vie de ses collaborateurs et de lui-même, son absence radicale de dogmatisme et son attachement artisanal aux détails, enfin ma méconnaissance du polonais, tout cela fait qu’il m’est pratiquement impossible de donner une image générale du travail de Grotowski durant la période para-théâtrale (voir Notes), celle à laquelle j’ai participé entre 1973 et 1985, et que j’essaye ici d’évoquer.
Chaque personne qui a participé de près à ce travail, et moi-même en premier lieu, ne peut en avoir qu’une vision partielle, orientée et filtrée par sa propre expérience et sa propre compréhension de l’expérience. C’est une des beautés secrètes de ce travail : tous, y compris Grotowski, ne peuvent percevoir qu’une part de l’expérience de l’autre et les conséquences que celle-ci apportera dans son travail et dans sa vie. On peut seulement en voir les effets, tous différents pour chacun, qui se manifestent dans le corps en mouvement (comme si le mouvement laissait affleurer à la fois la nature du guide et celle du participant), dans le regard, dans les pensées, tout cela lié par un mélange de bon-sens, de curiosité, et aussi d’humour.
Par mes souvenirs je n’ai accès qu’à une des portes, comme celle de la Loi évoquée par Franz Kafka, de cette construction complexe. Chacun de mes collègues dans ce travail a accédé à une autre porte, tout aussi réelle, tout aussi vraie que la mienne. Le travail para-théâtral n’existe que grâce à l’ensemble, la cohérence et la diversité des expériences de chacun de mes collègues. Ils sont dans mon coeur et je les remercie tous.
I. Jacek Zmysłowski
Le message
Au début de l’année 1980, Jacek Zmysłowski découvrait qu’il était atteint de la maladie de Hodgkin (une forme de cancer du système lymphatique avec, à l’époque, un pronostic d’évolution rapide et fatale chez les jeunes malades) et partait se faire soigner au Memorial Sloan-Kettering Cancer Institute de New York par une des rares équipes médicales spécialisées dans cette maladie. Soutenu par André et Mercedes Gregory et tant d’autres amis, il a repris le travail à New York. Sa faiblesse physique l’empêchant pratiquement de mener le travail tel qu’il l’entendait, il a fait appel à moi pour lui servir d’assistant technique. Vers la fin de l’année 1981, Jacek était déjà physiquement extrêmement faible et confronté à une situation dramatique. Il vivait dans un appartement à Jersey City avec sa femme Basia et sa fille Ania. Il passait souvent du temps allongé sur le lit avec le casque de son walkman sur les oreilles, les yeux mi-clos ou dans le vague.
À cette époque, durant l’une des dernières conversations que j’ai eues avec lui, alors que nous parlions de choses sans importance, Jacek a brusquement changé de ton et m’a dit avec une sorte de véhémence froide, sans hausser le ton et en me regardant droit dans les yeux : « Arrête de le singer ! Trouve tes propres mots !». Je suis resté stupéfait, immobile, la bouche ouverte. Lisant ma surprise il a répété ses paroles puis a interrompu la conversation en fermant les paupières et en mettant les écouteurs de son walkman sur les oreilles.
Jacek a continué de lutter par tous les moyens contre les funestes prédictions, contre les peurs et les douleurs avec une conscience lumineuse et un énorme courage, jusqu’au bout. Il est mort à New York le 4 février 1982.
Qu’avait-il voulu me dire ? Sur le moment je me suis senti profondément blessé. Seulement plus tard, j’ai compris qu’il me disait des choses essentielles pour la suite de mon travail et de ma vie.
Presque chacun de nous, ses collègues comme il nous appelait amicalement en public, est passé par une phase d’imitation plus ou moins grande de Grotowski. C’était une imitation qui nous semblait nécessaire, pour comprendre, pour voler le secret, pour expérimenter ce qui ne nous était pas enseigné mais laissé à voir ou à entendre ; mais aussi une imitation envahissante, parfois ridicule, parfois gênante, souvent exagérée ou futile, et très irritante aux yeux des autres. Chacun de nous avait tendance à voir la paille dans l’œil de l’autre en ignorant la poutre dans le sien. Cela allait de la manière de parler, de s’asseoir, de marcher, de fumer, aux gestes des mains, aux expressions du visage. Ce qui était gênant c’est que c’était fait inconsciemment, comme une sorte de flatterie, d’adulation cachée, ce comportement hypocrite et médiocre dans la relation du chela avec son guru. Encore plus grave était, selon moi, la manière de s’exprimer : allusive, cryptique, incompréhensible aux non-initiés, un signe caractéristique des sectes. Tout cela bien sûr à l’insu de Grotowski, en contradiction avec son refus clair de tout disciple et son choix pour un langage simple et direct et même abrupt (je suis un teacher répétait-il). Je crois que cela mettait Jacek dans une sorte de colère froide par le simple fait que, confronté à l’approche de la mort, tout cela lui apparaissait comme une manifestation non seulement de vanité mais aussi de fausseté, comme une sorte d’aveuglement, de mensonge. Je devais arrêter de singer Grotowski.
La seconde injonction, toute aussi évidente que la première, il m’a fallut des années pour tenter d’y répondre. Dès mon premier travail avec Grotowski j’avais compris à travers ses conseils et ses moqueries qu’il valait mieux ne pas théoriser ou conceptualiser le travail : ce qui comptait c’était l’expérience directe, la connaissance par l’expérience. Grotowski avait particulièrement insisté sur le fait de ne jamais raconter le moindre détail sur ce qui ava...