Quelle misère, cette photographie!
Une couleur grossière défigure
Cette bouche, ces yeux. Moquer la vie
Par la couleur, c’était alors l’usage.
Mais j’ai connu celui dont on a pris
Dans ces rets le visage. Je crois le voir
Descendre dans la barque. Avec déjà
L’obole dans sa main, comme quand on meurt.
Qu’un vent se lève dans l’image, que sa pluie
La détrempe, l’efface! Que se découvrent
Sous la couleur les marches ruisselantes!
Qui fut-il? Qu’aura-t-il espéré? Je n’entends
Que son pas qui se risque, dans la nuit,
Gauchement, vers en bas, sans main qui aide.
Qui est-il, qui s’étonne, qui se demande
S’il doit se reconnaître dans cette image?
C’est l’été, vraisemblablement, et un jardin
Où cinq ou six personnes sont réunies.
Et c’était quand, et où, et après quoi?
Ces gens, qui furent-ils, les uns pour les autres?
Même, s’en souciaient-ils? Indifférents
Comme déjà leur mort leur demandait d’être.
Toutefois celui-ci, qui regarde cet autre,
Intimidé, pourtant! Étrange fleur
Que ce débris d’une photographie!
L’être pousse au hasard des rues. Une herbe pauvre
À lutter entre les façades et le trottoir.
Et ces quelques passants, déjà des ombres.
Il semblait très âgé, presque un enfant,
Il allait lentement, la main crispée
Sur un lambeau d’étoffe trempée de boue.
Ses yeux fermés, pourtant. Ah, n’est-ce pas
Que croire se souvenir est le pire leurre,
La main qui prend la nôtre pour nous perdre?
Il me parut pourtant qu’il souriait
Lorsque bientôt l’enveloppa la nuit.
Il me parut? Non, certes, je me trompe,
Le souvenir est une voix brisée,
On l’entend mal, même si on se penche.
Et pourtant on écoute, et si longtemps
Que parfois la vie passe. Et que la mort
Déjà dit non à toute métaphore.
Je te donne ces vers, non parce que ton nom
Puisse jamais fleurir dans ce sol pauvre,
Mais parce que tenter de se souvenir,
Ce sont des fleurs coupées, ce qui a du sens.
D’aucuns disent, perdus dans leur rêve, «une fleur»,
Mais c’est ne pas savoir que les mots tranchent,
S’ils croient le désigner, dans ce qu’ils nomment,
Transmutant toute fleur en idée de fleur.
Cisaillée la vraie fleur se fait métaphore,
Cette sève qui coule, c’est le temps
Qui achève de se déprendre de son rêve.
Qui veut avoir, parfois, la visite se doit
D’aimer dans un bouquet qu’il n’ait qu’une heure,
La beauté n’est offrande qu’à ce prix.
I
Un vieil homme, à même le sol
Devant l’hôtel, à deux pas de la plage.
Il dit qu’il va mourir,
On se penche sur lui, il se détourne.
Il dit encore
Qu’il voudrait que tout vaque à son ordinaire
Autour de lui, dans ce lieu de hasard,
Que les gens entrent et sortent,
Que les servantes chantent en dressant les tables,
Qu’elles rient avec les clients.
Et pourtant, à l’adolescent qui s’agenouille:
«Ah, prends ce livre, dit-il,
Un nom est là.
Dis-moi ce nom que je cherche.»
II
Ce livre,
Des pages déchirées qu’il tient serrées.
Deux ombres sous des vitres tachées de boue.
Peut-être est-ce le reste d’un annuaire.
Il desserre ses doigts. Des feuilles tombent.
«Rassemble-les, implore-t-il, le nom est là,
Hélas, parmi tous ces autres.» Il dit encore,
Oui, qu’il est là, qu’il l’a su.
Dans d’autres mondes
Des vagues drossent le ciel contre la terre.
Deux enfants s’éloignent sans fin sur une plage.
Il a fermé ses yeux, il tend
Ce qui lui reste du livre. «Dis-moi, dit-il,
Le nom qui consume le livre.»
III
Un nom?
Quelque chose de rond et de lumineux,
Immobile
Comme celui de la servante de Proust.
Ah, oui! À bout portant faire feu!
Le blesser à l’épaule, lui qui se dresse!
Qu’il tressaille, retombe
Apaisé dans la vie qui sera sans fin!
Je vois ces deux
Qui se parlent. L’un aide l’autre
À se mettre debout. Puis ils s’éloignent.
Le fils soutient le père, ils disparaissent
Au bout du quai, près du tas de charbon.
Leur départ, c’est étrange comme la nuit.
Cela s’est fait si vite! Imaginez!
Une tour, et en face s’en dresse une autre,
Et deux hommes, à deux fenêtres,
Qui s’aperçoivent, première et dernière fois!
Et par angoisse, imaginez! Par peur,
Par désir de justice et d’absolu,
L’un a brandi une arme! L’autre est blessé,
La même flamme a nimbé deux visages.
Cesse d’être espérance ce qui n’a pu
Anéantir le gouffre entre deux tours.
Ce qui aurait dû être ne sera pas.
Que l’un vive; et que l’autre, le matin,
Ramasse sa fatigue, ses outils,
Et s’éloigne le long des voies, dans son silence!
Pomone t’abordait en riant, et t’offrait
La pelle, le râteau, le ciel, la terre,
Et l’instant, pour que rien que ciel et terre
Se penchent, t’aimant bien, sur ton rêve de toi.
Nuées le ciel, mais tout aussi amène
L’ondée brillante entre ses mains paisibles,
Et peut-être un orage: mais ce soir,
Quand tout aura repris dans rien que la vie.
La science d’un jardin est de calmer
Pour une heure le mal dans la blessure,
Hortus non conclusus, illimité
Par le bruit d’une pompe: quand un enfant
Tire de l’eau, dans un bassin de pierre,
Pour effrayer les insectes au fond.
I
En haute mer un porche dans le ciel.
Le soleil, au-delà. Le commandant
Du vieux cargo reçoit un voyageur.
Un hublot est ouvert, les vagues sont proches.
Et que fait-il? Il s’est levé, il jette
Par ce hublot une chose, puis d’autres.
Ainsi: pourquoi, me dit-il, cette écharpe,
Mon père me l’offrit, à mon départ
Pour le premier de tant de vains voyages.
Je l’ai aimée, m’a-t-il paru me dire,
Je l’ai gardée pour ce jour où je meurs.
Il la pousse dehors, elle se rabat
Sur sa main, et se gonfle, puis se déploie.
Un instant sur nous deux tout le ciel est rouge.
II
Ce paquebot, ses ponts illuminés,
Qui dans la nuit venait droit sur la barque,
Pouvait-il ralentir sa course, retenir
La houle qui déporte ce qui est,
Et faire taire ses mu...