«Gotelef» l’apelent Engleis.
«Chievrefueil» le nument Franceis.
MARIE DE FRANCE
Dans une vieille maison de plaisance bâtie à l’italienne, en contrée d’oliviers, non loin de la Méditerranée occidentale, on aperçoit une sorte de salle ronde (souvenir singulier de celle que Raphaël dessina pour Jules de Médicis sur le coteau latin?) faite de deux absides latérales à colonnes engagées et à niches vides, à caissons et à grotesques, que relie l’architrave d’une grande baie rectangulaire ouverte sur un vestibule à trois arcades, du côté des jardins.
Au-dessous de l’une et de l’autre demi-voûte court une frise de stuc peint, qui développe le motif emblématique du coudrier et du chèvrefeuille, tel que l’exprime l’ancien Lai de Marie de France:
D’els dous fu il tut altresi
cume del chievrefueil esteit
ki à la coldre se perneit…
Par les entrelacements de la «coldre» et du «chievrefueil» passe un ruban tortillé, où l’on peut encore retracer la devise inscrite du chevalier harpeur breton:
Bele amie, si est de nus:
ne vus senz mei ne jeo senz vus.
Au milieu de chaque hémicycle est une porte ornée; et au centre du diamètre, à gauche, se dresse sur un piédestal d’ordre toscan une statue de l’Abondance dans la manière de Jean Goujon, tandis qu’à droite un support pareil soutient un torse très fruste de Muse drapée.
Dans le fond, derrière les lauriers en caisses adossés aux pilastres, on découvre un jardin carré à compartiments symétriques ourlés de buis, que tout autour enferment de hautes charmilles sombres également taillées. Devant le perron est une fontaine morte, en forme de nacelle que supportent les troncs de quatre chevaux marins. C’est une après-midi trouble de la fin d’avril. Le bruit de l’averse sur les treillages et sur les balustrades s’affaiblit, s’éteint. Maintenant l’éclat du soleil à la sommité des murailles vertes est comme une dorure épaisse sur du bronze massif. L’odeur des tonnelles arrive par ondes; car le chèvrefeuille mouillé fleurit dans ce domaine qui se nomme de son nom en souvenir du grand amour de Hardré de la Coldre et de la belle romaine Isotta Orsina.
Aude est seule, debout, soucieuse, inquiète. En entendant une claire voix l’appeler du dehors, elle tressaille et se retourne. Légère et vive comme un oiseau, une jeune fille monte les marches du perron et traverse le vestibule, haletante, riante, vêtue de blanc et de noir bleu exquisement.
LA VOIX
Aude! Aude, êtes-vous là?
AUDE
Oh, l’Hirondelle!
Elle va au-devant d’elle, toute éclaircie.
D’où venez-vous, Clariel? Entrez, entrez!
L’HIRONDELLE
Je n’ai plus de souffle. Ne m’embrassez pas. Vous allez vous mouiller. Je suis toute trempée.
AUDE
Voyons, pas autant que ça.
L’HIRONDELLE
Quelle averse! Elle m’a prise à la grille. J’avais beau me sauver de berceau en berceau, de tonnelle en tonnelle…
AUDE
Commes vous êtes fraîche! Vous sentez l’ondée, le muguet, le buis et le chèvrefeuille. Et votre cœur vous bat dans la gorge, douce petite sœur Hirondelle. Reprenez haleine. Venez. Perchez-vous.
L’HIRONDELLE
Oh, je ne le peux pas. Je ne suis venue que pour un instant, rien que pour me regarder dans vos yeux. Vous savez, Herbert est resté en bas, au Carré des Coudriers.
AUDE
Herbert est arrivé?
L’HIRONDELLE
Oui, ce matin.
AUDE
C’est pour cela que vous brillez d’allégresse. Vous êtes plus Clariel que jamais. On dirait que vous glissez d’entre mes mains. Mais je vous tiens par les ailes.
Elle la tient par les épaules, la secoue presque.
L’HIRONDELLE
Non, Audain. Laissez-moi repartir.
AUDE
Mais on arrose encore, là-haut. Herbert en attendant va couper lui aussi, d’un coudrier qui goutte, la fameuse branche, la dépouiller, l’équarrir et y graver vos deux noms entrelacés. Il faut du temps pour ça. Oh, Clariel, vous rougissez jusqu’aux oreilles cachées!
L’HIRONDELLE
Comment avez-vous pu deviner, Audain?
Elle rougit en riant.
AUDE
Ce n’est pas très difficile. Vous avez absolument l’air d’une petite Iseut espiègle qui vient de commander un petit ouvrage de patience à son petit Tristan bien peigné.
Amusée, enchantée, la visiteuse rit en haussant la gorge comme un oiseau qui boit.
L’HIRONDELLE
C’est vrai. Je lui ai fait la leçon. «Tout amant qui pénètre dans le domaine du Chèvrefeuille doit accomplir le rite de fidélité.» Je vous dis que je lui ai très bien raconté l’histoire de votre bel aïeul Hardré de la Coldre et d’Isaotte Ursine la Romaine. Alors, je vais retrouver en bas la baguette enlacée d’un brin de chèvrefeuille, comme sur la route de la Blanche-Lande.
«Belle amie, ainsi est de nous:
ni vous sans moi, ni moi sans vous.»
AUDE
Vous êtes heureuse? Vous êtes heureuse?
Elle lui parle plus bas, d’une voix altérée, dans une sorte de sauvagerie imprévue qui cède aussitôt.
L’HIRONDELLE
Audain, Audain!
AUDE
Vous êtes heureuse? Le sang de votre figure est aussi transparent que lorsque l’on regarde une main contre le soleil.
L’HIRONDELLE
C’est vous qui êtes belle, Audain. Je ne vous ai jamais vue ainsi.
AUDE
Comment pouvez-vouz dire cela, flatteuse Hirondelle?
L’HIRONDELLE
C’est peut-être la lumière. Aujourd’hui, il y a une autre lumière. Vous ne voyez pas? On dirait que tout change. Je remarque à présent que vos sourcils sont plus épais. Ils se rejoignent presque. Comme vous êtes devenue sérieuse, aiglonne! Maintenant on croirait que vouz avez envie de pleurer.
AUDE
Envie de partir, de partir!
L’HIRONDELLE
Déjà?
AUDE
Où irez-vous avec votre fiancé, ce soir?
L’HIRONDELLE
Hélas, pas loin!
Elle soupire et se tourne vers le jardin doré.
AUDE
Je voudrais me déchausser et m’en aller seule par certains sentiers que je n’ai pas encore revus, marcher le long d’une haie où sèche du linge de pauvr...