Le Canada et le Canada autochtone aujourdâhui: changer le cours de lâhistoire
Le trĂšs honorable Paul Martin
Lieutenant-gouverneur Lewis, Monsieur le premier ministre Ghiz, Monsieur le juge en chef Jenkins, chers sĂ©nateurs, dĂ©putĂ©s fĂ©dĂ©raux et provinciaux, membres du conseil dâadministration du Centre des arts de la ConfĂ©dĂ©ration, Mesdames et Messieurs.
Avant de commencer, laissez-moi vous rappeler que nous sommes rĂ©unis ici aujourdâhui sur le territoire traditionnel des peuples Miâkmaq.
Jâen profite aussi pour fĂ©liciter Wayne Hambly, prĂ©sident du Groupe fiduciaire des Ă©difices des PĂšres de la ConfĂ©dĂ©ration, de mĂȘme que George Kitching et les membres du comitĂ© de sĂ©lection de la mĂ©daille Symons, Jessie Inman, directrice gĂ©nĂ©rale du Centre des arts de la ConfĂ©dĂ©ration, et tous celles et ceux qui ont contribuĂ© Ă lâorganisation de cette agrĂ©able causerie.
Je suis tout Ă fait ravi de cette occasion de revoir Tom et Christine Symons. Lorsquâil Ă©tait le tout nouveau et trĂšs jeune prĂ©sident de lâUniversitĂ© Trent, Tom Symons a rĂ©volutionnĂ© le milieu de lâenseignement des Ă©tudes autochtones postsecondaires au Canada, une tĂąche qui nâĂ©tait pas facile. Il a dĂ» se battre contre la plus rĂ©trograde des idĂ©es conventionnelles, ce mĂ©pris hautain voulant que les Ă©tudes autochtones ne reprĂ©sentent aucun intĂ©rĂȘt, hormis quelques dĂ©couvertes archĂ©ologiques. Cela ne lâa pas empĂȘchĂ© de persĂ©vĂ©rer et de triompher. Il ne sâest pas contentĂ© dâenseigner lâhistoire, il a Ă©crit lâhistoire.
Je ne surprendrai personne en exprimant toute la fiertĂ© que mâinspire la mĂ©daille Symons et vous comprendrez Ă quel point je suis honorĂ© de prononcer la causerie Symons de cette annĂ©e qui portera sur lâĂ©tat de la ConfĂ©dĂ©ration et du Canada autochtone. Vous serez pourtant surpris dâapprendre une chose: câest que jâai hĂ©sitĂ© avant dây participer.
En tant que professeur Ă lâUniversitĂ© de Toronto, Tom Symons a eu une grande influence sur moi. Je le considĂšre comme un grand ami. Câest-Ă -dire quâil lâest devenu quand il a eu fini de corriger mes travaux, de critiquer mon style et de me rappeler que les Ă©tudiants sont censĂ©s se montrer de temps Ă autre aux sĂ©ances de travaux dirigĂ©s.
Vous comprenez mon dilemme. Câest une chose que de recevoir la mĂ©daille Symons. Câest autre chose que dâanimer la causerie Symons, donnant ainsi une autre occasion Ă celui en lâhonneur de qui on lâa nommĂ©e de mettre du sel sur mes plaies 50 ans plus tard.
Pourtant, me suis-je dit, si je participe Ă la causerie, je recevrai aussi la mĂ©daille, en rĂ©paration de toutes les injustices dont jâai souffert il y a si longtemps. Bon, je commence...
Le paradoxe de la Confédération
Si nous sommes rĂ©unis aujourdâhui, câest pour cĂ©lĂ©brer la vision dâune poignĂ©e dâhommes qui, il y a prĂšs de 150 ans, se sont rencontrĂ©s dans le but dâunir les Maritimes. Or, ils ont donnĂ© naissance Ă une vision plus large encore quand les dĂ©lĂ©gations du Canada central les ont rejoints.
Le rĂ©sultat de cette rencontre fut remarquable, car trois ans plus tard naissait la ConfĂ©dĂ©ration. Ainsi sâunissaient les descendants de deux nations europĂ©ennes souvent en guerre lâune contre lâautre, et se rejoignaient une myriade de religions pourtant fort diffĂ©rentes. De cette union, ou grĂące Ă cette union, un nouveau pays ouvrait ses portes au monde, un pays devenu emblĂšme dâĂ©galitĂ© et de libertĂ©.
Le paradoxe de la ConfĂ©dĂ©ration, câest que les Premiers Peuples de ce pays, les PremiĂšres Nations, la Nation MĂ©tis et les Inuits, dont les ancĂȘtres vivent ici depuis des temps immĂ©moriaux, nâont pas Ă©tĂ© invitĂ©s Ă la fĂȘte. Et pourtant, il sâagissait dâacteurs dâimportance. La Proclamation royale de 1763, par exemple, dont on fĂȘte cette annĂ©e le 250e anniversaire, reconnaissait les pouvoirs de «diverses Nations et Tribus dâIndiens» de conclure des traitĂ©s, ce que lâĂ©dit royal rendait obligatoire avant de pouvoir coloniser les territoires tribaux. Ce nâĂ©tait pas lĂ une mince reconnaissance.
Ainsi, tant en 1864 quâen 1867, les reprĂ©sentants des Autochtones canadiens auraient bien pu demander pourquoi ils nâavaient pas Ă©tĂ© invitĂ©s Ă ces confĂ©rences. PrĂšs dâun siĂšcle et demi plus tard, leurs descendants demandent avec toujours plus dâimpatience: «Quelle est notre place dans la ConfĂ©dĂ©ration actuelle?»
Pour rĂ©pondre Ă cette question, il faut se pencher sur plusieurs enjeux importants liĂ©s les uns aux autres. Jâen citerai trois, quâon doit traiter Ă©quitablement si lâon souhaite voir un Canada plus fort et plus uni, un Canada oĂč les Premiers Peuples ont vraiment leur place: les traitĂ©s, la Loi sur les Indiens et le droit inhĂ©rent Ă lâautonomie gouvernementale.
Les traités
Tout dâabord, parlons des traitĂ©s et de leurs diffĂ©rentes perspectives et objectifs.
Perspective autochtone: on conclut un traitĂ© pour reconnaĂźtre la souverainetĂ© prĂ©existante de «diverses Nations et Tribus dâIndiens». Ainsi, pour les Autochtones, un traitĂ© nâest pas synonyme dâassujettissement, câest plutĂŽt un accord permettant de coexister et de partager le territoire et ses ressources.
Perspective de certains Canadiens: les traitĂ©s reprĂ©sentent des concessions territoriales par lesquelles les Premiers Peuples abandonnent tout contrĂŽle sur leurs terres, hormis de petites rĂ©serves gĂ©rĂ©es par la Couronne, jusquâĂ ce quâils soient assimilĂ©s Ă la sociĂ©tĂ© dominante.
De toute évidence, la perspective autochtone est la bonne interprétation, et ce, pour plusieurs raisons..
Mentionnons dâabord que pour la plupart des Autochtones, oĂč quâils se trouvent sur la planĂšte, la terre nâest pas Ă vendre ou Ă acheter. Comme le grand chef et guerrier Tecumseh lâa dit, vendre la terre est aussi impossible que vendre lâair1.
Admettons ensuite que les Britanniques avaient besoin de sâallier les tribus, car ils craignaient les rĂ©bellions tribales, une loyautĂ© continue envers la France dans la seconde moitiĂ© du xviiie siĂšcle, et un peu plus tard, lâabsorption de leurs colonies par les Ătats-Unis. Sachant cela, il apparaĂźt clairement que la Proclamation royale nâavait rien dâun traitĂ© par lequel les Premiers Peuples cĂ©daient leurs terres. CâĂ©tait plutĂŽt une façon, pour la Couronne, de tenter de rallier Ă sa cause les «diverses Nations et Tribus dâIndiens» en reconnaissant sans Ă©quivoque leurs droits. Ainsi, toute interprĂ©tation qui enfreint les droits reconnus des Autochtones est un acte de lĂšse-majestĂ©, voire une atteinte Ă lâhonneur du Canada.
La Loi sur les Indiens
Penchons-nous maintenant sur la Loi sur les Indiens. AdoptĂ©e en 1876, cette loi est lâantithĂšse des obligations dĂ©terminĂ©es par les traitĂ©s originaux. Câest un mĂ©canisme hautement inappropriĂ© pour rĂ©gir les liens gouvernementaux entre les PremiĂšres Nations et le Canada. La Loi sur les Indiens traite ces derniers comme des pupilles sous tutelle de lâĂtat et accorde un pouvoir et un devoir disproportionnĂ©s au ministĂšre des Affaires autochtones, qui prend toutes les dĂ©cisions importantes Ă leur place, de la naissance Ă la mort. Des dĂ©cisions quâaucun gouvernement ne tenterait jamais de prendre Ă ma place ou Ă la vĂŽtre, sous peine de soulĂšvement populaire.
Il nâest pas exagĂ©rĂ© de rĂ©sumer cette page de notre histoire comme le font les Premiers Peuples en disant que lâobjectif de la Loi sur les Indiens Ă©tait de les assimiler, en utilisant les pensionnats indiens pour y parvenir.
Jâentends dĂ©jĂ votre question: «Si la Loi sur les Indiens est si mauvaise, pourquoi ne pas lâabroger?»
En effet, pourquoi pas? Mais cette question en soulĂšve une autre: «Par quoi allons-nous la remplacer?» Il est impossible de rĂ©pondre Ă cette question sans prendre en compte le droit inhĂ©rent des PremiĂšres Nations Ă un gouvernement autonome. Car abroger la Loi sur les Indiens sans leur donner accĂšs Ă lâautonomie gouvernementale ne ferait quâaccentuer le dĂ©ni historique des PremiĂšres Nations au sein de la ConfĂ©dĂ©ration.
Je me pencherai donc à présent sur ce droit.
Droit inhérent à un gouvernement autonome
Rappelons dâabord que les droits des Autochtones sont reconnus et affirmĂ©s Ă lâarticle 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. En effet, les Premiers Peuples ont toujours eu un droit inhĂ©rent Ă un gouvernement autonome; câest un fait que nous avons reconnu il y a longtemps en concluant des traitĂ©s avec eux.
Dans le dossier Van der Peet, le juge Lamer de la Cour suprĂȘme lâa dit clairement:
la doctrine des droits ancestraux existe et elle est reconnue et confirmĂ©e par le paragraphe 35 (1) [de la Loi constitutionnelle de 1982], et ce pour un fait bien simple: quand les EuropĂ©ens sont arrivĂ©s en AmĂ©rique du Nord, les peuples autochtones sây trouvaient dĂ©jĂ , ils vivaient en collectivitĂ©s sur ce territoire et participaient Ă des cultures distinctives, comme ils lâavaient fait pendant des siĂšcles. Câest ce fait [...] qui commande leur statut juridique â et maintenant constitutionnel â particulier 2.
Le juge Williamson, de la Cour suprĂȘme de Colombie-Britannique, a renchĂ©ri, rendant la dĂ©cision la plus complĂšte sur le droit inhĂ©rent au gouvernement autonome:
[âŠ] les droits ancestraux et en particulier un droit Ă lâautonomie gouvernementale sâapparentant Ă un pouvoir lĂ©gislatif de faire des lois, sont demeurĂ©s une des «valeurs sous-jacentes» tacites de la Constitution en dehors des pouvoirs distribuĂ©s en 1867 3.
En somme, le droit inhĂ©rent Ă un gouvernement autonome existe bel et bien, et ce, depuis longtemps. Lâarticle 35 a Ă©tĂ© adoptĂ© pour protĂ©ger ce droit.
Alors, quâest-ce qui ne va pas, au juste?
Ce qui ne va pas, câest que ces enjeux sont Ă la fois de nature politique et constitutionnelle. Ainsi, pour rĂ©pondre Ă la question complexe de la reconnaissance rĂ©elle de la place des PremiĂšres Nations au sein de la ConfĂ©dĂ©ration, il ne suffit pas de faire valoir sa cause devant les tribunaux. Car, hĂ©las, si lâhistoire est garante de lâavenir, on devra nĂ©gocier. Et ce, mĂȘme si les PremiĂšres Nations peuvent se fĂ©liciter dâune succession de dĂ©cisions de justice qui leur sont favorables.
Câest lĂ que le bĂąt blesse. Ă lâĂ©chelon fĂ©dĂ©ral, trop de gouvernements ont refusĂ© de reconnaĂźtre rĂ©ellement le droit inhĂ©rent Ă un gouvernement autonome. Câest ce qui arrive Ă peu prĂšs chaque fois que les dirigeants autochtones accusent le gouvernement dâagir unilatĂ©ralement ou de prĂ©tendre les consulter, mais sans le faire rĂ©ellement. Câest pourquoi nous devons libĂ©rer les PremiĂšres Nations des griffes de la Loi sur les Indiens. Car, aussi Ă©trange que cela puisse paraĂźtre, il semble quâil ne suffise pas de reconnaĂźtre ce droit inhĂ©rent constitutionnellement. Il faut aussi le reconnaĂźtre politiquement.
Soulignons que la reconnaissance de ce droit nâest pas un cadeau que nous faisons aux PremiĂšres Nations, ce nâest pas un luxe ou un argument pour alimenter les dĂ©bats entre universitaires ou juristes. Câest une nĂ©cessitĂ© pour que le Canada coupe les ponts avec son passĂ© colonial et que les PremiĂšres Nations prennent la place qui leur revient au sein de la ConfĂ©dĂ©ration.
Câest ce qui se passe aujourdâhui. Mais avec quelle lenteur! Il y a dĂ©sormais une quarantaine de PremiĂšres Nations qui se gouvernent elles-mĂȘmes sans ĂȘtre assujetties Ă la Loi sur les Indiens. La plupart de ces Nations ont pu nĂ©gocier un traitĂ© moderne avec le Canada, ou une province ou un territoire. Dâautres Nations confirment leur droit inhĂ©rent Ă un gouvernement autonome sans conclure de traitĂ©. Câest le cas de la PremiĂšre Nation Westbank, en Colombie-Britannique, qui a mis son droit en pratique en vertu dâune entente, et non dâun traitĂ©.
Ă ce stade, sans doute vous demandez-vous ce qui pose problĂšme, puisque certaines Nations ont instituĂ© lâautonomie gouvernementale.
La rĂ©ponse, câest quâil sâagit dâune infime minoritĂ©. Et au rythme oĂč vont les nĂ©gociations pour le gouvernement autonome, il faudra un siĂšcle pour que toutes les PremiĂšres Nations qui le dĂ©sirent rĂ©ussissent Ă mettre en place des structures de gouvernance, mĂȘme rudimentaires, qui ne soient pas assujetties Ă la Loi sur les Indiens.
Que faire Ă propos du gouvernement autonome?
Que peut-on y faire? Je vois trois solutions alternatives à une interminable série de négociations bilatérales sur le gouvernement autonome.
Comme premiĂšre option, je considĂ©rerai la possibilitĂ© quâune PremiĂšre Nation agisse sans la reconnaissance du Canada. Cette option risque pourtant de lui attirer des contestations juridiques, tant de lâintĂ©rieur de la Nation (par exemple, de la part de ses citoyens) que de lâextĂ©rieur (de la part de tierces parties ou dâautres gouvernements).
La deuxiĂšme option, câest le recours aux tribunaux pour obtenir la confirmation juridique de son autonomie gouvernementale et pour clarifier les domaines de compĂ©tences oĂč sâappliquent ces pouvoirs. Le problĂšme, câest que si les tribunaux ont reconnu le droit inhĂ©rent Ă un gouvernement aut...