L’âge de la confession
Si vous avez la chance d’avoir des enfants ou d’en connaître, si vous avez activement fait un effort pour vous impliquer dans leur vie, vous savez que, une fois qu’ils ont passé la phase des « c’est à moi, à moi, à moi » ou des « pourquoi? », ils entrent dans la phase de : « Papa, maman, raconte-moi une histoire. » Bien souvent, ils souhaitent entendre des histoires de votre propre enfance, puis sonder les profondeurs de votre imagination. C’est de cette façon qu’un enfant entre en relation avec son monde intime et le vaste monde qui l’entoure, une curiosité tout aussi fondamentale que n’importe quelle autre pulsion humaine. Comme l’a déclaré Margaret Atwood en entrevue : « Je crois que de tout temps les gens ont aimé se faire raconter des histoires et cela continuera. Regardez les enfants, ils apprennent beaucoup mieux si vous leur racontez une histoire [...]. Les enfants se rappellent ces historiettes, toutes simples, mais qui racontent quand même une action. Je crois que cela est profondément ancré dans l’être humain. »
La parole, c’est la conscience qui essaie de s’exprimer. Les histoires façonnent le monde de l’enfant et, simultanément, elles permettent à des nouveaux mondes de prendre forme dans son esprit. Car c’est ce que font les histoires : elles rivalisent pour donner forme au monde — pour imposer un ordre narratif sur des événements disparates ou incertains, tout en suscitant de nouvelles possibilités narratives dans l’imagination.
Nous sommes une société qui croit dans le pouvoir de l’action. Nous disons toujours aux jeunes : « Sortez, engagez-vous dans le monde, impliquez-vous. Trouvez une cause qui est juste et donnez de vous-mêmes. »
C’est un conseil vital et nécessaire pour ceux et celles qui, bien souvent, semblent n’avoir d’autres intérêts que la satisfaction de leurs besoins intimes (même s’il faut reconnaître que de nombreux jeunes, ceux qui ne font pas les manchettes ou n’alimentent pas les machines à rumeurs, trouvent le monde environnant plus intéressant que leur propre nombril). Mais combien de fois disons-nous aux jeunes (et nous ne le faisons pas parce qu’ils semblent déjà bien assez centrés sur eux-mêmes) : « Entrez à l’intérieur de vous, engagez-vous avec vous-mêmes »?
Je ne parle pas ici du nombril hypnotique ou d’une pratique masturbatoire. Je parle plutôt d’une introspection active visant non pas à trouver comment se procurer le nouveau Nintendo, mais bien à répondre à la question de savoir qui sont-ils en tant que personnes, en tant que membres d’une famille, en tant qu’êtres sociables. Combien souvent leur disons-nous, en d’autres mots, de partir à la recherche non seulement de la trame narrative du monde qu’ils habitent, mais aussi de la trame narrative du monde à l’intérieur d’eux-mêmes?
Il y a tellement de jeunes qui éprouvent un sentiment d’isolement. Lors d’un atelier il y a quelques années, j’ai demandé à un groupe de jeunes très talentueux et motivés de faire le récit de leur vie à partir de leurs grands-parents ou même avant, si possible. Je leur demandais d’en faire le récit, non une analyse, ce qui était pour eux une expérience nouvelle. Ils ont été saisis d’une espèce d’émerveillement. Leur vie leur apparaissait soudain sous la forme d’une narration qui les a amenés, au-delà de leur isolement juvénile, au-delà d’une individualité qui était aussi dure, froide et autonome qu’un iceberg, à se voir eux-mêmes comme faisant partie d’une lignée de nombreuses personnes — les arrière-grands-parents, les grands-parents, les parents — dont chacune a vécu une espèce d’aventure qui, de bien des façons, a conduit jusqu’à eux — à leur vie, leur personnalité, leur tempérament, leurs intérêts et leurs idées, leurs plaisirs et leurs passions. À partir de cette narration personnelle construite à l’aide d’éléments du passé, un sentier a commencé à se dessiner devant eux non pas en des termes concrets mais d’une façon qui laissait entendre que tout irait bien — une vérité toute simple qui échappe souvent à ceux et celles qui ont l’impression que le monde est trop vaste pour être saisi, trop informe pour être contenu. La narration est un outil puissant et incandescent, et pourtant nous reconnaissons rarement que c’est pour nous un besoin. C’est justement en raison de ce caractère que la narration est à la fois une promesse et une menace.
Tout d’abord, j’aimerais vous parler de la promesse que comporte la narration, une promesse que connaissent bien sans doute ceux et celles qui se passionnent pour la lecture.
En tant que professeur en création littéraire depuis quelques années, j’ai eu la chance de connaître un grand nombre d’étudiants et d’étudiantes, la plupart en études littéraires. J’ai constaté, en échangeant avec eux, que la plupart des professeurs — il y a bien sûr des exceptions, mais elles ne sont pas nombreuses — ne posent pas à leurs étudiants une question qui, à moi, semble fondamentale. Absorbés par les exigences de la théorie littéraire dont ils vont se servir pour faire l’autopsie du roman choisi, ils ne demandent que rarement si les étudiants ont aimé le livre. Pour certains professeurs, l’idée que le lecteur éprouve ou non du plaisir en lisant un roman ou une nouvelle est sans importance, une attitude que — en toute vérité — je trouve scandaleuse. Parce que le plaisir — amuser, divertir, et pas nécessairement à la légère — devrait être le premier objectif d’un roman. Un roman sans intérêt, un roman qui ennuie, un roman somnifère, ne trouvera pas beaucoup de lecteurs (sauf pour certains professeurs). En réinventant le langage, en nous donnant à lire les mots imprégnés de la sensibilité de l’auteur, en nous présentant des personnages qui nous touchent et des univers qui nous interpellent, un roman devrait nous faire réagir : nous faire sourire, frissonner, nous déstabiliser. Il devrait offrir le pur plaisir du divertissement. Divertir avec un récit bien ficelé me semble un objectif tout à fait noble.
Une telle diversion de notre réalité peut s’avérer parfois très importante. J’imagine avec difficulté, et avec une certaine crainte, ce qu’aurait été ma vie quand j’étais un jeune garçon à Trinidad, dans les Antilles, sans la lecture qui m’absorbait chaque jour. Grâce à ma famille, j’étais loin d’être malheureux mais j’étais déjà insatisfait de la petite vie qui s’offrait à moi dans cette île minuscule des Caraïbes. J’étais conscient de l’existence d’un monde plus vaste, plus prometteur, même si je ne l’avais pas encore vu. Toutefois, une certaine idée de ce monde, romancée bien sûr, se concrétisait dans mon esprit à cause de mes livres — des contes, des nouvelles, des romans. Les fils narratifs que j’y trouvais me permettaient de voyager de façon virtuelle, de me retrouver dans ces mondes que je ne découvrirais que bien plus tard, à l’âge de dix-huit ans, quand j’ai enfin quitté Trinidad, et pour de bon. Si mon expérience d’immigration s’est vécue sans peine, sans douleur, avec un grand plaisir, avec un sens de l’aventure, c’est en partie parce que — j’en suis convaincu — mes lectures m’avaient bien préparé. Un nouveau monde est toujours un peu étrange (voilà un des plaisirs du voyage), mais si l’on a l’impression de l’avoir déjà connu d’une certaine façon, c’est moins intimidant et l’expérience est plus enrichissante.
Beaucoup plus que la poésie — qui bien souvent m’apparaît crampée et torturée comme les racines d’un arbre qui s’étranglent elles-mêmes et les unes les autres — et beaucoup plus que les films d’espionnage ou les westerns qui autrefois formaient notre menu quotidien, la narration que j’ai trouvée dans les livres a ouvert des fenêtres sur des mondes qui étaient à la fois réels et magiques, et qui même réels n’en étaient pas moins magiques. Cette narration m’a offert un aperçu d’horizons bien plus attrayants que ceux que je voyais depuis les plages de Trinidad, qui me semblaient à moi — même illuminées par les spectaculaires couchers de soleil des Caraïbes — être des lignes nettement découpées qui m’entouraient comme une clôture. La narration m’a aidé à voir les possibilités au-delà de cette ligne. J’ai donc très tôt appris que la narration peut sauver. Elle peut nous emmener, ne serait-ce que pendant quelques heures par jour, loin d’endroits où on ne veut pas être. Certaines substances illicites ont le même effet, mais la narration offre l’avantage de nous rappeler qu’il existe un moyen de s’en sortir. Elle ne fournit peut-être pas de plans concrets, mais elle inspire certainement de l’ambition. D’ailleurs, elle coûte moins cher.
Cette idée du monde réel mais magique — et je ne parle nullement de réalisme magique, une stratégie narrative qui m’ennuie à mourir parce qu’elle suggère si souvent une sorte de tricherie de l’imagination — me ramène au commentaire de Margaret Atwood sur l’importance des histoires pour les enfants.
Il ne fait aucun doute que le plaisir de lire vient en partie du fait que la lecture est instructive. Une histoire bien ficelée, qui offre une ouverture sur l’esprit, sur le cœur, sur des événements et des lieux — sur des mondes entiers — de façon beaucoup plus incisive que ne pourrait le faire une photographie ou un film, peut nous apprendre quelque chose sur le monde et sur nous-mêmes non en matière de faits incontestables mais sur le plan humain. Nous vivons dans un monde qui attache de plus en plus de valeur aux faits incontestables, qui essaie de présenter la vie humaine sous forme de tableaux, qui aime à croire que les tableaux d’espérance de vie peuvent éclairer le mystère humain. Nous cherchons à classer le monde selon un ordre mathématique. Mais même à ceux qui ont un esprit mathématique, il arrive que, dans certaines circonstances, un plus un égale zéro ou trois ou cinq ou dix, peu importe ce que donne la calculatrice. C’est à cette partie de la psyché humaine que la narration s’adresse, c’est grâce à cette partie de la psyché qu’elle peut instruire, stimuler, mystifier et clarifier.
Une fois qu’on a entendu la légende de George Washington et de ce foutu cerisier, on ne l’oublie jamais. J’étais très jeune (je n’avais pas plus de cinq ou six ans) lorsque mon père, assis dehors dans sa chaise berçante préférée, me raconta cette histoire pour la première fois en regardant la transition entre le jour et la nuit, rapide sous les tropiques. C’est l’une des rares histoires qu’il m’ait jamais racontées. Je me souviens très clairement de ma réaction initiale et plutôt conventionnelle à la confession de George avouant qu’il avait coupé le cerisier : je fus impressionné par son honnêteté sans détour, telle que j’étais censé la pratiquer, et je compris que je devais suivre l’exemple de George. Et je me rappelle tout aussi clairement la pensée qui me vint tout de suite après : Quel imbécile! Pourquoi est-il allé s’ouvrir la trappe?
En ce sens, nous ne sommes pas dignes de confiance. Le phénomène des conséquences inattendues prend sa source au profond de nous-mêmes. L’instruction par la narration a donc ses limites (je reviendrai sur ce point un peu plus tard). Ceux qui ne savent pas la reconnaître sous son camouflage caméléonesque ne comprennent pas que la narration prescriptive et didactique ressemble fort au tour du lapin qu’on sort du chapeau. Le charme peut opérer au début, mais le scepticisme s’installe rapidement, et ceux qui sont dupes commencent à y regarder plus attentivement et se montrent plus critiques, tant et si bien qu’à la fin les seuls bernés sont ceux qui veulent vraiment l’être. La narration fabriquée, fausse, conçue dans un dessein social, politique ou religieux, ne peut résister longtemps à un examen minutieux. La narration prescriptive est comme un médicament : on a beau chercher à adoucir la pilule, elle est toujours désagréable à prendre.
Voilà pourquoi, au début de chaque cours de création littéraire, je demande à mes étudiants et étudiantes de prendre toutes leurs idées politiques ou sociales ou philosophiques ou littéraires, de les mettre dans un sac et de laisser le sac à la porte. Ils sont sur le point d’entreprendre des études en création littéraire, et l’art ne se fait pas avec des idées. Je leur explique que leurs idées personnelles ne m’intéressent pas, que ce sont plutôt leurs personnages qui m’intéressent. Je veux connaître leur vie, leurs émotions, leurs pensées, leurs actions et, oui, leurs idées. Accepter que ses personnages ne sont pas des marionnettes, qu’ils n’existent pas pour véhiculer les idées de l’auteur, est un premier pas indispensable à l’écriture d’une fiction crédible. Ce n’est que grâce à ce respect pour les personnages au sujet desquels on écrit ou on lit qu’on peut réussir à percer les mystères du cœur humain. Ce respect est un aspect fondamental d’une fiction crédible, tant pour l’auteur que pour le lecteur.
Une autre qualité sur laquelle repose une fiction crédible est la compréhension (résultat peut-être d’une certaine maturité) qu’il n’y a rien de plus vrai, rien de plus fantastique, que la vie humaine dans toute sa gloire complexe et contradictoire. Il ne faut jamais oublier qu’Adolf Hitler adorait les enfants et les chiens, jamais oublier qu’on peut être profondément amoureux d’une personne mais qu’on est néanmoins capable de trouver du plaisir sex...