Si les responsables de LIBREMENT s’étaient attendus à impressionner le monde entier, ils devaient être déçus. C’est à peine si leur communiqué fut signalé dans les nouvelles du matin. La mention du professeur honoraire au Collège de France avait bien éveillé l’attention de quelques journalistes, qui avaient essayé de le joindre dans la nuit. Mais il était absent. Nulle trace de lui. Jean-Pierre Elkabbach, qui avait filé à Rome pour obtenir une interview du pape, eut l’idée de vérifier qu’une demande d’entretien au nom du professeur figurait bien sur les registres du Vatican. Il rentra à Paris, décidé à mettre la main dessus, et annonça une interview exclusive sur Europe 1 pour la semaine suivante. Dans sa « revue de presque », l’humoriste Nicolas Canteloup fit remarquer qu’Elkabbach voulait sans doute savoir si le produit miracle marchait aussi pour les bobards que racontent les politiques : si c’était le cas, il obligerait tous ceux qu’il interrogeait à en prendre et s’assurerait ainsi un record d’audience.
Sur les réseaux sociaux, les réactions avaient été immédiates, mais dans l’ensemble elles considéraient que le communiqué de LIBREMENT était un aimable canular, en prenant pour preuve, notamment, les jeux de mots qui l’émaillaient et la grandiloquence un peu outrée de sa conclusion.
Je me demandais si Théo ne serait pas déçu de cet accueil. Mais, lorsqu’il réapparut, vers midi, il avait l’air joyeux :
« Tout s’arrange, tu as vu ? L’Ukraine accepte de faire jouer ses russophones, finalement. Je pense que c’était un coup monté, en fait. Ils ne voulaient pas que les Russes, s’ils perdaient, ce qui est possible car l’avant-centre russophone est un excellent buteur, puissent mettre en doute sa nationalité ukrainienne. Les Russes sont coincés maintenant : c’est eux qui ont voulu qu’il joue ! »
Il s’amusait à me faire attendre, mais n’abusa pas trop longtemps de la situation :
« Ah oui… tu voulais sans doute en savoir davantage sur LIBREMENT ?
— Ce produit miracle dont parle leur communiqué, tu le connais ?
— C’est fulgurant : aucune forme de croyance irrationnelle ou d’aliénation religieuse ne peut y résister. Ce que je crains toujours, ce sont les vieux madrés qui ne croient à rien et sur lesquels il sera sans effet. Il n’agit que sur les mécanismes de la croyance, justement. Pour nous, il ne serait rien d’autre qu’une limonade inoffensive. Mais pour tous les tartufes aussi : c’est un détecteur de pureté, en quelque sorte.
— Ce sont les purs les plus dangereux, remarque. Avec un tartufe on peut toujours négocier… »
Théo semblait penser à autre chose ; il m’approuva distraitement d’un signe de tête, se tut quelques secondes, puis, tournant soudain vers moi un visage où venait de s’afficher un sourire radieux, s’exclama :
« En fait, nos recherches techniques sont encore plus avancées que je ne te l’avais suggéré. »
Il baissa la voix, comme si quelqu’un pouvait nous entendre :
« Nos chimistes ont non seulement calculé le taux efficace de dilution du produit dans l’eau, mais mis au point la formule qui permet son absorption complète par l’organisme à partir d’un contact réduit. Autrement dit, il suffit d’exposer un centimètre de peau au contact du produit pour qu’il agisse efficacement dans un délai très court. Son efficacité est comparable à celle de la toxine botulique, dont cinq cents grammes suffiraient à éliminer l’humanité de la surface de la Terre. Notre produit, lui, éliminera, une fois pour toutes, l’irrationalité humaine de la surface de la Terre.
— Une véritable eau bénite !
— Amen ! Seul restait le problème de la logistique.
— Vous n’allez quand même pas arroser sept milliards d’êtres humains avec votre mixture ?
— Si… Enfin, autant de milliards qu’il sera nécessaire. »
Je restai sans voix. Mon cher Théo ne perdait-il pas les pédales ? Ne succombait-il pas aux délires qu’il prétendait combattre ? Ne devrait-il pas, comme le pape, prendre un peu de repos ?
Il se mit à rire :
« Tu me crois dingue ? J’étais tenu à la discrétion et je ne t’ai pas tout raconté. En fait, LIBREMENT n’est que la pointe émergée de l’iceberg. Une collaboration internationale s’est mise en place dans le plus grand secret, un gigantesque projet scientifique et politique qui a nécessité autant d’investissements financiers que d’innovations technologiques. Son nom de code est Panoramix, à cause de son côté potion magique, tu vois ? Mais c’est du très sérieux.
— Tu m’impressionnes, grommelai-je, mi-figue, mi-raisin.
— Je ne pouvais pas te cracher le morceau plus tôt. D’ailleurs, si notre communiqué était nécessaire pour prendre date historiquement, il ne pouvait pas révéler trop tôt l’intégralité du pot aux roses. Le communiqué ne dit que la vérité, mais, ce faisant, il aide à brouiller les pistes de ce qu’il faut bien appeler un complot politique à l’échelle planétaire. Tu le comprendras mieux d’ici moins de quarante-huit heures quand nous aurons mené à terme la première révolution mondiale et pacifique de l’histoire humaine. »
Il se mit à parler un peu vite, comme pour rattraper le temps perdu :
« Ce qui a déclenché ce mouvement, tu t’en doutes, c’est le 11 Septembre. L’attentat contre Charlie Hebdo l’a accéléré. Le massacre du vendredi 13 novembre à Paris, quant à lui, traduisait une volonté délibérée d’exporter en Europe les aspects les plus totalitaires et les plus intolérants du Moyen-Orient. Nous étions à la veille de voir les guerres de religion et de nouvelles croisades embraser la Terre entière à l’heure même où la science faisait des progrès fondamentaux et ouvrait à l’humanité des perspectives vertigineuses. La cote d’alerte était dépassée depuis des mois. Il y en avait assez des sempiternelles dissertations sur la vraie religion opposée aux extrémismes. Assez de recevoir simultanément les condoléances affligées de l’Arabie Saoudite et de l’Iran. Il était temps de passer à l’acte. Les solutions politiques ou militaires se révélaient insuffisantes ou même contre-productives. LIBREMENT, un collectif de chercheurs internationaux et libres d’esprit, a résolu de prendre le taureau par les cornes. Nous sommes entrés en contact avec quelques gouvernements pour leur faire part de l’avancement des travaux en neurosciences et en chimie organique. Nous avons obtenu l’écoute de certains politiques et même un peu plus que ça après les élections américaines. Les élections américaines, ça a été notre chef-d’œuvre…
— Raconte-moi ça…
— Eh bien, voilà. Tu te rappelles peut-être qu’au début 2015 Michelle Obama avait surpris ou choqué son monde en se présentant tête nue aux funérailles du roi Abdallah…
— Je m’en souviens très bien ; ça tranchait avec toutes celles qui gardent un morceau de tissu à portée de ...