HORS-DâOEUVRE NUKA-HIVIEN
(Quâon peut se dispenser de lire, mais qui nâest pas trĂšs long.)
Le nom seul de Nuka-Hiva entraĂźne avec lui lâidĂ©e de pĂ©nitencier et de dĂ©portation, â bien que rien ne justifie plus aujourdâhui cette idĂ©e fĂącheuse. Depuis longues annĂ©es, les condamnĂ©s ont quittĂ© ce beau pays, et lâinutile ruine.
Libre et sauvage jusquâen 1842, cette Ăźle appartient depuis cette Ă©poque Ă la France ; entraĂźnĂ©e dans la chute de Tahiti, des Ăźles de la SociĂ©tĂ© et des Pomotous, elle a perdu son indĂ©pendance en mĂȘme temps que ces archipels abandonnaient volontairement la leur.
TaĂŻohaĂ©, capitale de lâĂźle, renferme une douzaine dâEuropĂ©ens, le gouverneur, le pilote, lâĂ©vĂȘque-missionnaire, â les frĂšres, â quatre sĆurs qui tiennent une Ă©cole de petites filles, â et enfin quatre gendarmes.
Au milieu de tout ce monde, la reine dépossédée, dépouillée de son autorité, reçoit du gouvernement une pension de six cents francs, plus la ration des soldats pour elle et sa famille.
Les bùtiments baleiniers affectionnaient autrefois Taïohaé comme point de relùche, et ce pays était exposé à leurs vexations ; des matelots indisciplinés se répandaient dans les cases indigÚnes et y faisaient un grand tapage.
Aujourdâhui, grĂące Ă la prĂ©sence imposante des quatre gendarmes, ils prĂ©fĂšrent sâĂ©battre dans les Ăźles voisines.
Les insulaires de Nuka-Hiva Ă©taient nombreux autrefois, mais de rĂ©centes Ă©pidĂ©mies dâimportation europĂ©enne les ont plus que dĂ©cimĂ©s.
La beauté de leurs formes est célÚbre, et la race des ßles Marquises est réputée une des plus belles du monde.
Il faut quelque temps nĂ©anmoins pour sâhabituer Ă ces visages singuliers et leur trouver du charme. Ces femmes, dont la taille est si gracieuse et si parfaite, ont les traits durs, comme taillĂ©s Ă coups de hache, et leur genre de beautĂ© est en dehors de toutes les rĂšgles.
Elles ont adoptĂ© Ă TaĂŻohaĂ© les longues tuniques de mousseline en usage Ă Tahiti ; elles portent les cheveux Ă moitiĂ© courts, Ă©bouriffĂ©s, crĂȘpĂ©s, â et se parfument au santal.
Mais dans lâintĂ©rieur du pays, ces costumes fĂ©minins sont extrĂȘmement simplifiĂ©sâŠ
Les hommes se contentent partout dâune mince ceinture, le tatouage leur paraissant un vĂȘtement tout Ă fait convenable.
Aussi sont-ils tatouĂ©s avec un soin et un art infinis ; â mais, par une fantaisie bizarre, ces dessins sont localisĂ©s sur une seule moitiĂ© du corps, droite ou gauche, â tandis que lâautre moitiĂ© reste blanche, ou peu sâen faut.
Des bandes dâun bleu sombre, qui traversent leur visage, leur donnent un grand air de sauvagerie, en faisant Ă©trangement ressortir le blanc des yeux et lâĂ©mail poli des dents.
Dans les ßles voisines, rarement en contact avec les Européens, toutes les excentricités des coiffures en plumes sont encore en usage, ainsi que les dents enfilées en longs colliers et les touffes de laine noire attachées aux oreilles.
TaĂŻohaĂ© occupe le centre dâune baie profonde, encaissĂ©e dans de hautes et abruptes montagnes aux formes capricieusement tourmentĂ©es. â Une Ă©paisse verdure est jetĂ©e sur tout ce pays comme un manteau splendide ; câest dans toute lâĂźle un mĂȘme fouillis dâarbres, dâessences utiles ou prĂ©cieuses ; et des milliers de cocotiers, haut perchĂ©s sur leurs tiges flexibles, balancent perpĂ©tuellement leurs tĂȘtes au-dessus de ces forĂȘts.
Les cases, peu nombreuses dans la capitale, sont passablement dissĂ©minĂ©es le long de lâavenue ombragĂ©e qui suit les contours de la plage.
DerriĂšre cette route charmante, mais unique, quelques sentiers boisĂ©s conduisent Ă la montagne. LâintĂ©rieur de lâĂźle, cependant, est tellement enchevĂȘtrĂ© de forĂȘts et de rochers, que rarement on va voir ce qui sây passe, â et les communications entre les diffĂ©rentes baies se font par mer, dans les embarcations des indigĂšnes.
Câest dans la montagne que sont perchĂ©s les vieux cimetiĂšres maoris, objet dâeffroi pour tous et rĂ©sidence des terribles ToupapahousâŠ
Il y a peu de passants dans la rue de TaĂŻohaĂ©, les agitations incessantes de notre existence europĂ©enne sont tout Ă fait inconnues Ă Nuka-Hiva. Les indigĂšnes passent la plus grande partie du jour accroupis devant leurs cases, dans une immobilitĂ© de sphinx. Comme les Tahitiens, ils se nourrissent des fruits de leurs forĂȘts, et tout travail leur est inutile⊠Si, de temps Ă autre, quelques-uns sâen vont encore pĂȘcher par gourmandise, la plupart prĂ©fĂšrent ne pas de donner cette peine.
Le popoï, un de leurs mets raffinés, est un barbare mélange de fruits, de poissons et de crabes fermentés en terre. Le fumet de cet aliment est inqualifiable.
Lâanthropophagie, qui rĂšgne encore dans une Ăźle voisine, Hivaoa (ou la Dominique), est oubliĂ©e Ă Nuka-Hiva depuis plusieurs annĂ©es. Les efforts des missionnaires ont amenĂ© cette heureuse modification des coutumes nationales ; Ă tout autre point de vue cependant, le christianisme superficiel des indigĂšnes est restĂ© sans action sur leur maniĂšre de vivre, et la dissolution de leurs mĆurs dĂ©passe toute idĂ©eâŠ
On trouve encore entre les mains des indigĂšnes plusieurs images de leur dieu. Câest un personnage Ă figure hideuse, semblable Ă un embryon humain. La reine a quatre de ces horreurs, sculptĂ©es sur le manche de son Ă©ventail.