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Vers l’internationalisation de la philanthropie juive américaine
La Première Guerre mondiale marqua le commencement d’une nouvelle ère dans la vie juive américaine, et le problème interne que posait l’arrivée d’immigrés d’Europe de l’Est céda la place au problème international de la guerre. Jusqu’alors, les Juifs américains se considéraient et étaient perçus comme les « jeunes frères » des Juifs européens. La guerre changea cette perception : les Juifs américains, à présent à la tête de l’une des plus grandes communautés juives du monde, étaient en mesure d’aider leurs coreligionnaires grâce à leurs organisations privées.
Cette mobilisation pendant la Première Guerre mondiale contribua à internationaliser la communauté juive américaine. Cependant, ce n’était pas la première fois que les Juifs américains s’étaient mobilisés pour le bien des communautés juives à l’étranger. En effet, tout comme leurs coreligionnaires européens, les Juifs américains s’étaient mobilisés en 1840 durant l’affaire de Damas, dans laquelle un groupe de Juifs ottomans fut accusé du meurtre d’un moine catholique. De même, au moment de l’affaire Mortara, des manifestations réunirent 2 000 individus dans la ville de New York pour demander l’intervention du président Buchanan. En 1867, les Juifs américains demandèrent une aide gouvernementale pour secourir les Juifs de Roumanie et, seulement deux ans plus tard, commencèrent à signaler le mauvais traitement des Juifs dans l’Empire russe. L’affaire Dreyfus déclencha aussi une réaction importante, tout comme le pogrom de Kichinev de 1903. L’inquiétude des Juifs américains quant au destin des Juifs d’Europe de l’Est persista tout au long de la période précédant la Première Guerre mondiale. Pourtant, ce n’est qu’avec la Première Guerre mondiale qu’une mobilisation nationale véritablement massive pour les Juifs à l’étranger se mit en place.
Malgré l’attention que les Juifs américains portaient aux Juifs du monde entier, au commencement de la Première Guerre mondiale, il n’existait aucune organisation permanente dédiée à l’intervention à l’étranger. Les Juifs américains d’orientation sioniste, inquiets des conditions politiques des Juifs dans l’Empire ottoman créèrent le 30 août 1914 la première organisation de secours de guerre : le Provisional Executive Committee for General Zionist Affairs. L’American Jewish Committee (AJC), dirigé par l’élite d’origine allemande (et initialement anti- ou non-sioniste), répondit simultanément à une requête de Henry Morgenthau Sr., ambassadeur américain en poste dans l’Empire ottoman, en promettant 50 000 dollars aux Juifs de Palestine. En octobre 1914, l’AJC établit ce qu’elle espérait voir devenir un comité représentatif destiné à la prise en charge des victimes juives de guerre, l’American Jewish Relief Committee (AJRC). L’AJRC représentait les Juifs libéraux les plus aisés, mais reçut également le soutien de groupes de gauche et orthodoxes. Une faction plus conséquente de Juifs orthodoxes choisit toutefois de se mobiliser en dehors de l’AJRC en créant au même moment le Central Relief Committee (CRC). Néanmoins, le 27 novembre 1914, l’AJRC convainquit le CRC de coordonner leurs efforts tout en maintenant leur indépendance. Celui-ci établit le Joint Distribution Committee of the American Funds for Jewish War Sufferers – dit « le Joint » – qui allait distribuer des fonds collectés par ces organisations afin d’organiser un programme de secours dans les zones décimées par la guerre. S’organisant plus tardivement, les Juifs affiliés au mouvement ouvrier et au mouvement socialiste établirent le People’s Relief Committee (PRC) en août 1915. Ce groupe rejoignit le Joint le 29 novembre 1915.
Le Joint allait devenir l’organisation de secours permanent à l’étranger et fut donc créé à partir d’un équilibre de trois factions opposées tant par la classe sociale que par l’idéologie politique ou la pratique religieuse. Ironiquement, le succès de cette collaboration émanait de la nature divisée de la communauté juive qui, en théorie, permettait à chaque groupe de collecter des fonds sans entrer en compétition les uns avec les autres. L’AJRC était en mesure de cibler des donateurs dans les plus hautes classes sociales, principalement adhérents du judaïsme libéral, tandis que le CRC orthodoxe s’adressait aux Juifs pratiquants des classes moyennes ; le PRC collecta quant à lui des fonds de Juifs laïcs, appartenant à la classe ouvrière. Ensemble, ces organisations contribuèrent à l’élaboration d’un patrimoine commun de ressources qui fut ensuite redistribué par le Joint. Cet appel aux dons fut un succès sans précédent : à la fin de l’année 1915, le Joint avait collecté 1,5 million de dollars, et 16,5 millions de dollars en 1918. En plus de ce secours organisé, les individus envoyaient des versements à leurs familles présentes sur le front, via des organisations telles que le Joint ou la Hebrew Sheltering and Immigrant Aid Society (HIAS). Par ailleurs et pour la première fois, les Juifs américains demandèrent des fonds aux Américains non juifs.
Ces efforts permirent aux Juifs américains d’agir pour ceux qui avaient souffert des ravages de la Première Guerre mondiale. En effet, sur une population juive mondiale de 15 millions de personnes, 10 millions vivaient dans des zones atteintes par ce conflit. Du fait des besoins accrus des Juifs en Pologne, en Russie et en Palestine, l’aide fournie par le Joint fut principalement distribuée dans ces territoires pendant la guerre et dans l’immédiat après-guerre. Un rapport du Joint daté du mois de mars 1919 indique que, à cette date, l’organisation avait dépensé presque 16 millions de dollars depuis le début des hostilités. 14 millions avaient été consacrés à mener des actions en Europe de l’Est et en Palestine. Une fois le conflit terminé, le Joint s’associa à l’American Relief Administration (ARA), organisme officiel d’assistance américaine mis en place par Herbert Hoover au sortir de la guerre. En échange d’une contribution de 3,3 millions de dollars, le Joint fut en mesure d’envoyer ses employés en Europe en tant que représentants de l’ARA.
L’entre-deux-guerres et le combatpour l’unité
Durant la période de l’entre-deux-guerres, les Juifs américains luttèrent pour maintenir leur capacité à travailler en communauté. La montée du nazisme était source de préoccupation pour cette population, mais comme la communauté juive américaine était divisée politiquement, notamment sur la question du sionisme, elle n’était pas en mesure de construire un consensus face à ce fléau. En effet, pendant et après la Première Guerre mondiale, le mouvement sioniste avait obtenu un fort soutien parmi les immigrés d’Europe de l’Est de la classe moyenne, ce qui créa de nouvelles tensions par rapport à la distribution des ressources communautaires, dont celles destinées à l’étranger.
Les dirigeants juifs américains se divisaient donc progressivement entre deux visions diamétralement opposées : la première, qui soutenait la vie juive dans la diaspora, et la seconde, qui essayait ardemment de créer un État juif en Palestine. Des tensions entre ces factions commencèrent à apparaître lors de l’attribution des fonds à l’étranger, surtout depuis que le Joint – techniquement « apolitique » mais contrôlé par les donateurs anti- ou non sionistes – initia un plan ambitieux pour promouvoir des implantations agricoles pour les Juifs dans l’Union soviétique. En quatre ans, le Joint réinstalla 35 000 familles juives en Crimée. La préférence affichée du Joint à attribuer ses fonds à l’Union soviétique rendit les sionistes américains furieux. Leur réponse fut de monter leur propre campagne de collecte de fonds en 1925, l’United Palestine Appeal (UPA). L’Agence juive, élargie en 1929 afin de jouer le rôle d’intermédiaire entre les Juifs en Palestine (le Yichouv) et la diaspora, recevait les fonds collectés aux États-Unis par l’UPA.
Divisés par ces différences idéologiques, les Juifs américains n’essayaient de s’unir en faveur des Juifs à l’étranger que lorsque les crises internationales apparaissaient insurmontables. En 1929, après les émeutes antijuives en Palestine, on tenta de réunir les campagnes de collecte de fonds du Joint et de l’United Palestine Appeal. La montée au pouvoir d’Hitler en 1933 provoqua une deuxième tentative en 1934. La Nuit de cristal en 1938 poussa finalement les Juifs américains à unifier leurs financements destinés à l’étranger. Ce sombre événement obligea le Joint, l’UPA ainsi qu’une nouvelle organisation pour l’aide aux réfugiés à former l’United Jewish Appeal for Refugee and Overseas Needs (l’UJA) en 1939. En unissant les campagnes de collecte de fonds de ces trois organisations, l’UJA collecta plus de 15 millions de dollars la première année. Il s’agissait là d’une augmentation spectaculaire qui dépassait largement le total des sept millions de dollars collectés séparément lors des campagnes précédentes. Cet argent fut ensuite distribué aux trois organisations bénéficiaires selon des pourcentages prédéterminés. En général, le Joint obtenait un peu plus de 50 % des fonds collectés. Notons que l’UJA utilisait l’infrastructure nationale des Council of Jewish Federations and Welfare Funds, qui organisèrent des campagnes locales et jouèrent un rôle d’intermédiaire entre les organismes de distribution. Ainsi, les filières locales, nationales et internationales de la philanthropie juive américaine se mirent à fonctionner de concert comme une machine de collecte de fonds.
La Première Guerre mondiale a donc constitué un catalyseur pour l’internationalisation de la communauté juive américaine. Alors que l’unité communautaire restait un idéal non réalisé, la philanthropie juive américaine et les activités sociales auxquelles elle apportait son appui étaient de plus en plus centralisées et efficaces. Ce réseau philanthropique intégré permit aux Juifs américains – qui, pour la conduite des affaires juives internationales, avaient auparavant suivi l’exemple des anciennes et grandes communautés juives d’Europe – de se mobiliser en faveur des victimes juives de la Première Guerre mondiale avec une énergie et une unité sans précédent. La création du
Joint Distribution Committee (
Joint) en 1914 et le développement de l’Agence juive pour la Palestine en 1929, deux institutions créées afin d’acheminer de l’aide aux communautés juives de l’étranger, constituent un tournant institutionnel dans l’engagement pour la vie juive en dehors des États-Unis. À partir de 1939, l’aide juive américaine prit de l’ampleur avec la mise en place de l’UJA, qui unifia et rationalisa les campagnes de collectes de fonds internationales en créant une infrastructure nationale. Cette coordination permettra aux Juifs américains de mettre ...